16/01/2013

Lettre à mon amie qui trouve ça un peu ridicule que j'emploie encore le mot « capitalisme »

— La dernière fois que l'on partageait quelques victuailles salées et verres de très bons vignobles de supermarché, une amie me faisait remarquer, non sans une affectueuse raillerie, que j'utilisais « encore » le mot « capitalisme ». Un archaïsme lexical (sic) qu'elle juge d'autant plus ironique que « Émilie, tu aimes consommer, en plus ! » J'ai voulu profiter de cet épisode pour lui écrire; mais aussi parce qu'il présente l'occasion pour moi de parler ici de réactivation du lexique de la révolte, un sujet qui me tient beaucoup à cœur - comme mes proches doivent déjà le savoir tant je leur bassine parfois les oreilles avec.

Chère toi (je ne cite pas ton prénom, tu serais capable de m'en vouloir, chipie)

Tu as raison de trébucher sur le mot « capitalisme » quand il sort de ma bouche ou que tu le vois traîner ici, tu as raison dans le sens où la doxa t'a donné raison : depuis les Trente Glorieuses, le terme a été déclaré trop militant et marxien, jusqu'à finalement, lentement mais sûrement, être boudé au profit d'un mot bien moins connoté, et donc apparemment plus fédérateur : « libéralisme ».

Quand j'emploie délibérément, mi-amusée mi-provocatrice, le mot « capitalisme », je le fais à double-tranchant : 1. parce qu'il m'apparaît utile de renouer avec un lexique vindicatif (on y reviendra plus tard), mais 2. en dépit du cliché vivant dans lequel l'usage d'un tel vocabulaire me place presque instantanément. Nos temps modernes aiment à estampiller les gens qui parlent de « capitalisme » et de « lutte des classes » comme des révoltés endimanchés dans le passé, des nostalgiques du temps où le PCF faisait 20% des suffrages ou encore, des passéistes englués dans le souvenir du Front Populaire. C'est une tentative de déposséder la critique radicale de sa légitimité, un moyen de la rendre inaudible en la présentant comme « trop extrême », une stratégie d'enfermement.

En effet, qu'est-ce qu'un système au sein duquel l'écart économique entre les plus pauvres et les plus riches ne fait que se creuser, si ce n'est une société de classes ? L'homme d'affaires Warren Buffet (pas le frère de Marie-George, de toute évidence) déclarait un jour : « la lutte des classes existe, et c'est la mienne, celle des riches, qui la mène et qui est en train de la gagner » - comment pourrait-on lui reprocher pareille honnêteté ?

Plus récemment, Jérôme Cahuzac avait été bien peu finaud d'affirmer devant Jean-Luc Mélenchon, sur le plateau de l'émission Mots Croisés, qu'il n'avait « jamais cru à la lutte des classes ». Dommage pour un socialo - c'est Jaurès qui doit bien se retourner dans sa tombe. Car mettons la portée symbolique de Marx de côté un instant et gardons seulement les constats : si la classe ouvrière n'existe plus aujourd'hui comme classe structurante, quid des grands perdants de la mondialisation, insuffisamment armés pour se défendre des nantis et du système qu'ils ont bâti ? Ce sont eux, les nouveaux ouvriers ! Et bien que cette classe en soi ait cessé d'être une classe pour soi parce qu'elle ne bat plus le pavé en criant à l'unisson, elle n'en continue pas moins d'exister - et ce sont les grands dominés de ce monde, masse invisible et protéiforme d'opprimés, qui s'incarnent en elle.

Licenciement de masse, austérité, emplois précaires, paradis fiscaux, loi du plus fort économique, collusion des pouvoirs, droit des immigrés bafoués, corruption à toute échelle : la santé morale de notre pays n'est pas belle à voir au moment-même où l'empire de l'individualisme (*) nous a tous conduit à une certaine dépolitisation. Nos aînés, parce qu'ils ont grandi dans une société qu'on ne leur avait pas présenté comme immuable, ont vraisemblablement été plus prompts à l'engagement que nous le sommes aujourd'hui.

 (*) qui s'explique par la fin des grands mouvements sociaux et les possibilités aujourd'hui de se réaliser autrement que par le sentiment d'appartenance à une génération qui se doit de casser la gueule à ses aînés : notamment par la carrière et la consommation, nouveaux cercles vertueux du contentement


Ma théorie, pour la résumer, est donc la suivante : nos élites économiques ont un intérêt tout particulier à confisquer la parole à ceux qui ne se retrouvent pas dans son système ultra-libéral. Cette parole confisquée passe par une attention toujours plus serviable de présenter notre économie mondiale comme une entité Léviathan qui nous dépasse et qu'on ne peut que ponctuellement modifier. Or, dans cette stratégie de marginalisation de la critique, il me semble que les choix de sémantique complaisants ont tout leur rôle à jouer. Les mots ne sont pas vains : ils sont une arme, le premier moyen de rendre intelligible la réalité qui nous entoure.

En effet, je ne t'apprendrai rien en rappelant que la classe moyenne est une catégorie de plus en plus floue tant les Français sont toujours plus nombreux à penser s'y retrouver, mus par l'auto-flatterie et l'idée sublimée d'ascenseur social. J'ai dans mon entourage des copines, diplômées mais sous-rémunérées, qui bouffent des pâtes tous les jours pour économiser et se payer des tops Sandro grâce aux quelques aides sociales qu'elles touchent. Ces filles se disent toutes « classe moyenne supérieure » parce que leurs parents sont propriétaires, qu'elles ont un job (mal payé mais c'est toujours mieux que le chômage, n'est-ce pas) et qu'elles suivent un mode de vie pas trop dégueu (la citadine libérée). Mais que sont-elles, au fond, si ce n'est des filles qui achètent des spaghettis premier prix toutes les semaines et des enfants déclassés par rapport leurs parents ? Pas sûr qu'en l'état, nous soyons si nombreux à être de cette « classe moyenne supérieure »… de laquelle on a pourtant presque tous l'impression de faire partie.

 Ainsi, j'ai la conviction que ces deux constats (le faux-élargissement de la classe moyenne + le choix lexical complaisant) vont dans le même sens : celui d'un "nivellement vers le bas" des revendications, d'un gommage des aspérités politiques et d'un recul du sentiment militant. Si de nos jours les gens qui remettent en question le système économique dans son entièreté sont étiquetés post-trotskistes ou illuminés, c'est donc bel et bien parce que la contestation radicale a été étouffée : la grande masse des mécontents se contentera désormais de ne critiquer les instances gouvernantes et financières que par à-coups et propositions de changements à la marge.

Sémantiquement, il y a donc une véritable guerre à mener. Pour nos élites cachées dans leurs donjons d'argent, l'État-Providence est devenu l'assistanat, les jeunes des banlieue sont devenus des délinquants et les ingérences des interventions diplomatiques toujours justifiées. Très bien. Qu'à cela ne tienne. Chez moi, le libéralisme sera donc le capitalisme.

 - Facile de ne pas voir la lutte des classes quand on s'appelle Cahuzac et qu'on fait partie de la classe dominante…

Ainsi, je milite aujourd'hui (à mon échelle - celle des mots, donc évidemment ça vaut ce que ça vaut) pour une ré-appropriation du champ lexical de la révolte : un vocabulaire plus critique et une syntaxe moins docile. Parce que je me trouve trop souvent déçue par le ton employé dans les médias qui, par besoin de ratisser large (dans le lectorat) et de ne froisser personne (chez les annonceurs) se mouillent de moins en moins le maillot, je me déclare en faveur d'une ré-activation d'un vocabulaire plus offensif. Dans une autre mesure, la démarche est similaire à celle de ces prostituées féministes qui cherchent  à se réapproprier l'insulte « pute » pour déposséder leurs interlocuteurs de la violence symbolique du mot. Pareil pour une catégorie grandissante d'homosexuels qui ne cherchent plus à récuser l'appellation de « pédé ».

Pour terminer, je pense qu'il faut, toutes proportions gardées, dissocier la vie du militant des convictions politiques qu'il avance. Je précise 'toutes proportions gardées' parce que j'aurais effectivement du mal à écouter un « chef d'entreprise qui roule sur l'or, jette l'argent par les fenêtres et malgré les grands bénéfices générés par sa société, n'augmente jamais ses salariés qu'ils payent par ailleurs déjà au lance-pierre »  me conter fleurette en me disant qu'il est contre la mondialisation, le secteur privé et le MEDEF. Mais je pense être assez raisonnable dans ma façon de consommer et je crois ne pas avoir de comportements diamétralement opposés aux valeurs que je prétend défendre. Je pense, je crois et j'essaye.

Cette logique non-excluante est d'ailleurs applicable à toutes sortes de luttes : on peut être hétéro et se sentir très concerné par le mariage pour tous tout comme on peut être né homme et être sensible au combat féministe. Je pense donc qu'on peut avoir les chances que j'ai (toutes choses égales par ailleurs), et être révolté par la condition de plus démunis. À mon sens, affirmer que les idées politiques sont indissociables de la position sociale occupée présente un risque double : d'un côté, on dit à l'engagé qu'il ne peut être militant s'il n'est pas opprimé; de l'autre, on invite la classe moyenne à ne pas se sentir concernée par les enjeux socio-économiques en la dédouanant de ne pas être politisée. C'est, ni plus ni moins, une forme… d'« opium du peuple ».

Oui je sais - tu vas dire que je suis incorrigible.

5 commentaires:

Bruno a dit…

Posture très intéressante.

Lazy a dit…

J'ai toujours détesté la perfidie du terme "libéralisme". Miser sur un mot qui renvoie à l'une des valeurs les plus nobles et fédératrices qui soient (la liberté) c'est solliciter de manière habile l'inconscient des gens. Pensez au packaging d'un produit haut de gamme : on choisira la couleur dorée parce qu'elle renvoie à une forme de distinction et de sophistication à laquelle le client voudrait s'identifier. Séduisant sur le plan étymologique, le libéralisme défend pourtant bien plus l'idée d'une lutte sans vergogne. Et que le meilleur gagne ! Un crédo de soldat, avec pour enjeu partiellement déclaré : la suprématie du riche sur le pauvre. La lutte, le pouvoir immodéré, l’oppresseur et l’oppressé... Le capitalisme a réussi à associer tout ce qui le constitue véritablement au... communisme. Balaise. Best-hijacking-ever.

Stef a dit…

Pareil que Lazy. Le libéralisme est "une doctrine de philosophie politique qui affirme la liberté comme principe politique suprême" (comme le dit très bien l'ami Wikipédia) et je trouve triste les gens qui se disent progressistes et se réclament du "libéralisme en général" : politique comme économique.

Parce qu'un système dans lequel la place des dominés est dépendante de la place des dominants est-il vraiment ce qu'on pourrait appelé un espace "libre" ? Rien n'est moins sûr.

Bon billet en tout cas. Je reconnais bien là nos longues discussions.

Marie a dit…

Très bon.

Freddo a dit…

Bien!
Le libéralisme c'est l'enveloppe marketing du capitalisme, on pourrait dire "idéologique" au risque de déplaire à ton amie :p

Aussi l'attaque intellectuelle contre l'idéologie, aussi nécessaire soit-elle, pourrait prendre tout son sens en s'accompagnant d'une lutte contre la chose même, contre le capitalisme, par la pratique militante...
mais à chacun bien sûr selon son tempo...
Révolutionairement ;)