08/02/2013

Dégradation au Louvre-Lens : quand la lecture "médiocrité sociale"rassure et flatte

Et c'est reparti pour un tour. Alors que l'on apprend aujourd'hui la dégradation de l'œuvre phare du Louvre-Lens, La liberté guidant le peuple de Delacroix, les commentaires sur "la bêtise des gens du Nord" vont de nouveau bon train.

Une jeune femme de 28 ans aurait détérioré le tableau en y taguant « des inscriptions ayant trait à des revendications dont on ignore pour l'instant l'objet », et depuis ça se bouscule au portillon des petites sorties sur les réseaux sociaux.

« Bienvenue chez les Ch'tis », « les Lensois sont des arriérés » et autres « Vive les bouseux » fleurissent ci et là, comme autant d'affirmations que le Nord serait un bastion de citoyens simplets. L'idée de fracture sociale apparaît alors comme source de divertissement.

Faut-il pourtant rappeler que les dégradations d'œuvres sont légion dans le monde entier (le "Penseur" de Rodin vandalisé en Argentine, la toile des "Deux Tahitiennes" de Gauguin roué de coups, un Rothko attaqué par un artiste russe, l'Urinoir de Duchamp victime d'un happening, etc.) ? S'accaparer l'incident du Louvre-Lens et y aller de sa petite pique "Nord = beaufs" (surtout sur un réseau social comme Facebook, réservoir à punchlines pensées pour fédérer un maximum de personnes, la plupart du temps sans aspérités politiques et avec le plus clair des consensus de l'imaginaire collectif) ne renforce pas seulement les clichés, mais confine tristement aussi au storytelling de la misère sociale.

Le parisien-bio-secteur-tertiaire(*) ressent-il tant le besoin d'être rassuré du haut de son donjon "surplombant la médiocrité provinciale" ? Encore un peu et on verra peut-être le discours « les gueux ont vandalisé le tableau qui était pourtant la métaphore de la culture guidant les terrils… Ces paysans ! » s'assumer pour de bon. En attendant, le jacobinisme prétentieux et la lecture "médiocrité sociale" ont encore de beaux jours devant eux.

(*)Edit nécessaire au vu des réactions : Ceci est à prendre comme une métaphore. L'expression ne renvoie pas à tous les habitants de Paris de façon incluante, mais est une image du parisianiste ou tout autre habitant fier de sa métropole. Évidemment, tous les Parisiens ne se moquent pas des Lensois de même qu'il y a sans doute des Auvergnats qui eux le font. Mon propos était essentiellement d'illustrer l'idée que les classes moyennes et supérieures de la société tirent souvent un certain plaisir à rire de la fracture sociale, rassurante et flatteuse pour leurs propres conditions. Autre prolongement de ce rire : l'émission Bienvenue chez les Ch'tis, qui semble aujourd'hui distraire les spectateurs de façon aussi cathartique que, par le passé, les vaudevilles avec la noblesse. « Offrez moi une image drôle et peu reluisante de ce que les autres sont, que je me rassure d'être moi-même ! »

17 commentaires:

Anonyme a dit…

malheureusement, trop vrai!
" voilà ce que c' est que donner " de l' art à des cochons!"

Alex a dit…

Merci, tu poses les mots sur ma colère.

Anonyme a dit…

Tu n'as pas besoin de t'attaquer, je cite, au "parisien-bio-secteur-tertiaire" !!! Bravo de défendre les préjugés en en créant d'autre !

Nico a dit…

J'habite juste à côté du Louvre-Lens et, je crois que je peux le dire pour avoir vécu ici toute ma vie, Lens est vraiment un territoire pourri, rempli de beaufs, de poufs et de consanguins alcooliques. Ces gens ne comprennent rien à l'art, brûlent les homos à l'acide et se gavent de bière avant d'aller au stade. Ce musée était vraiment, vraiment une mauvaise idée... Croire que Lens pouvait devenir une ville culturelle à l'égale de Lille ou même d'Arras, laissez-moi rire...

Anonyme a dit…

N'attaquez et n'injuriez pas une majorité pour la faute d'une minorité...

une habitante d'une Nord-pas-de-Calais.

Emilie a dit…

Anonyme 2 : C'était volontairement ironique… L'image du Parisien qui mange bio, bosse dans la com' et s'habille dans les boutiques de prêt-à-porter du Marais (un idéal-type imaginé, donc) me semble être un stéréotype aussi ancré que celui du beauf du Nord, chômeur et consanguin. La pique était destinée aux gens qui véhiculent des clichés sur ce qu'ils prétendent être "une énième preuve de l'horrible misère sociale du Nord" : faites attention, vous n'êtes pas loin du cliché des CSP+ de la capitale non plus.

Nico : Je veux bien te croire. Mais le Louvre-Lens, sur le papier, est un projet de décentralisation de la culture censée offrir de nouvelles possibilités à la région Nord Pas-de-Calais. Tu décris un climat délétère, une certaine misère sociale… Faut-il vraiment en conclure, comme tu sembles le faire, que "Lens ne mérite pas ce musée" ? Ce raisonnement ne légitime-t-il pas dangereusement l'abandon de certains territoires de la République ? Ce que je reproche aujourd'hui aux petites blagues Facebook concernant la degradation au Louvre-Lens, c'est aussi ce que je reprochais déjà, il y a quelques temps sur ce blog, à la majorité des médias qui ont traité l'inauguration du musée : l'apologie du clivage social, l'autosatisfaction d'une lecture "Paris et le désert français" et l'illusion bourgeoise qu'un musée va venir "sauver une région de l'effondrement économique d'un coup de baguette magique" alors que l'expérience montre bien que la gentrification (ou pourra être plus précis ici, l'effet Bilbao) n'est bénéfique aux locaux que lorsque accompagné de vraies politiques sociales.

Anonyme a dit…

Je ne poste pas souvent de commentaires mais je souhaite là alimenter le débat. Etudiante en médiation culturelle, je suis amenée à recevoir les gens, sans restriction aucune, dans les musées. Sans bien sûr cautionner le geste de ces personnes qui dégradent les "oeuvres de l'esprit" (et blablabla), n'y a t-il pas de question à se poser sur la manière de les donner à voir ces oeuvres ? Sur la manière d'accueillir des personnes, peut être moins sensibilisées que d'autres aux codes et conventions valant dans les musées ? Je peux comprendre que l'installation de ce musée frustre la population lensoise. Les gens attendent somme toute, du travail plutôt que de la culture. Cependant, pour la leur faire apprécier, je pense que les "cultureux" institutionnalisés devraient de leur côté faire un vrai travail de "démocratisation" et d'éducation populaire. Et on ne peut pas dire que ce soit fait partout... Comme tout, l'accès à la culture mérite une "éducation". On ne peut pas en vouloir aux gens de ne pas savoir comment se comporter dans un musée, de ne pas s'y sentir à l'aise, de n'avoir personne pour leur parler des oeuvres et de leur histoire sans pour autant leur renvoyer une image négative d'eux mêmes ("mais vous ne pouvez rien y comprendre mon pauvre, respectez les interdits placardés dans le musée et taisez vous surtout, oui oui le prix de cette oeuvre d'art atteint de tels sommets, vous ne réuniriez pas cette somme tout au long d'une vie de labeur"). A mon sens, la seule véritable médiation qui a lieu dans à peu près tous les lieux culturels sont les visites scolaires. Là c'est sûr ya de quoi faire. Mais le reste des populations est oublié. Et ça ne dérange personne. Moi même, malgré mon domaine d'études, je suis parfois dévisagée par les personnels de certains musées. "trop baba cool" HAHA ! Et ça bien sûr, ca porte atteinte au secteur culturel tout entier, taxé d'élitisme, et aux oeuvres bien évidemment. Une remise en cause de ce système s'impose. Sans faire une culture populaire forcément, il est temps de replacer l'humain au centre de tout cela. Que seraient les oeuvres sans public ? La dégradation est une forme de réception, et non d'indifférence. C'est juste la forme de réception la plus négative qui soit. A nous de la faire évoluer de manière plus positive. Je ne pense pas qu'envoyer cette femme en prison l'aidera à saisir ça !

Emilie a dit…

Merci pour ce dernier commentaire, auquel je souscris entièrement.

Victor a dit…

Très bon post qui résume mon atterrement devant toute cette moquerie anti-Ch'tis aux relans moquerie de la fracture sociale....

Anonyme a dit…

Parfait !! Merci

Albatross a dit…

Ya pas que les parisiens qui se foutent de la gueule des gens du nord. Vraiment pas. Je viens de chez les bouseux aussi (mais ceux du Sud).
Et les gens du Nord sont encore plus dénigrés qu'à Paris.. (Nan parce qu'à Paris tout ce qui est à plus de 50 km du périphérique c'est déjà des bouseux consanguins.) (Et puis les gens de chez moi vouent un culte aux rayons du Soleil toussa alors forcément une région où il y en a moins, les gens ne peuvent être qu'alcooliques.)


Emilie a dit…

Albatross : je viens d'ajouter un édit, je t'invite à le lire !

Anonyme a dit…

Je suis banlieusard et je vis à présent en Province (pas dans le Nord par contre), et je suis attristé de voir que la Province a toujours un immense retard sur Paris du fait que Paris est ... Bah ... Paris.

A part cette ville, quel étranger pris dans n'importe quel pays connait Lyon, Lille, Strasbourg ou Bordeaux à part dans les pays frontaliers ??

Ici tout doit passer par Paris sinon c'est un échec. Le velov' est inauguré à Lyon ? On s'en tape car Paris le fera, X années plus tard oui, MAIS c'est Paris donc on en parle !

On veut trouver un job à tout prix ... On va à Paris ! Surtout avec la conjoncture actuelle, les gens se ruent sur les "valeurs refuges".

On veut devenir étudiant et s'amuser ? Rennes c'est nul, Aix aussi, Lyon également ... On va à Paris évidemment !

Tant que dans ce pays on aura pas compris que l'emploi et la culture doit se diversifier partout ailleurs et aussi bien qu'à Paris ce pays restera centré sur sa capitale !

J'ai fait des études culturelles, du jour où je suis parti de la région parisienne j'ai su que je signais mon arrêt de mort professionnel. Tout dans ce pays est centré sur la capitale, il faudrait que ça change pour que le regard sur les régions changent.

Par contre je ne cautionne en rien les agissements de cette femme !

Une oeuvre n'a pas à être dégradée de quelle que manière que ce soit. Il doit y avoir un respect envers les oeuvres, elles ne sont responsables de rien.

Anonyme a dit…

Je précise que le dénigrement sur les régions est IRONIQUE ! Je vis ne Province et ne regrette rien de l'Île-de-France ...

Sauf les opportunités professionnelles !!!

Claire a dit…

Post intéressant. Ça donne envie de le copier coller en dessous de tous les statuts débiles qui se pensent drôles et incisifs en faisant des blagues sur les Ch'tis.

Concernant la dégradation du tableau en elle-même, je vais sans doute en choquer plus d'un mais pour moi, les œuvres ne sont que des supports du temps qui passe, et un gribouillis, même s'il est condamnable sur la forme, n'a pas à être autant décrié. Depuis quand respecte t on plus les objets (aussi esthétiques soient-ils) que les êtres humains ? Je suis sidérée de voir ces commentaires insultant les gens du Nord puis louant à la démesure le tableau de Delacroix. Ce n'est pas ma conception de l'art. L'art ne passe pas avant l'humain.

Albatross a dit…

En fait je me suis très mal exprimée, je me doute que le but n'était pas de critiquer Paris ou voila, juste que.. Je sais pas comment m'exprimer. Je pense que tous les gens qui essaient d'être drôle en traitant les gens du Nord d'alcooliques, les montagnards de consanguins etc ne le pensent pas sérieusement. De même quand on province on parle des parisiens. Tout fonctionne par généralisation et "humour" (plus ou moins fin, je vous l'accorde).

Et je ne sais pas si vraiment tout le monde considère que si l'oeuvre a été dégradée c'est à cause de la ville où elle se trouvait.
Les gens ont blagué dessus, mais je pense qu'ils ont conscience que ça aurait pu être fait à Paris.

(Je sens que ça va faire pareil, je vais relire ce commentaire dans quelques heures et je vais le trouver ridicule, mais qu'importe je suis fièvreuse, mes amis ne sont pas connectés, je peux participer à ce débat)
(Nan, parce que le seul débat auquel on a eu le droit ces derniers temps c'est le mariage homo, et quand on est entouré que de gens qui sont du même avis que vous sur la question, c'est assez frustrant la notion de débat)

Anonyme a dit…

Toujours un plaisir de te lire.

Isabelle